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Leopold Weiss alias Muhammad Asad
L’itinéraire existentiel et intellectuel de Leopold Weiss-Muhammad Asad est incontestablement l’un des plus singuliers et fascinants de l’histoire du XXe siècle.
Un juif pour l’islam,
de Florence Heymann, Éditions Stock, 2005. 304 pages, 21,50 euros.
Le parcours qui conduit vers l’islam un juif habsbourgeois, petit-fils du rabbin de Czernowitz, jusqu’à devenir un des pères fondateurs du Pakistan, méritait d’être étudié, et l’on s’étonne que cette excellente biographie soit la première à voir le jour dans une langue occidentale. À l’origine de ce cheminement il y a la crise de l’Europe, la dissolution de l’empire austro-hongrois et les dilemmes du judaïsme de langue allemande, déchiré entre universalisme et sionisme, émancipation et antisémitisme, assimilation et recherche d’une spiritualité nouvelle.
Né en 1900 en Galicie, Leopold Weiss est un pur produit de la Mitteleuropa juive : il parle allemand et polonais, étudie la philosophie et l’histoire de l’art, ses moeurs sont tout à fait séculières, mais il pratique couramment l’hébreu et connaît en profondeur les Écritures saintes. Installé à Vienne avec sa famille à la veille de la guerre, il s’intéresse à la psychanalyse et, au début des années vingt, il travaille comme assistant metteur en scène du cinéaste Murnau. Il amorce ensuite une carrière de journaliste qui le conduit à collaborer au principal quotidien de langue allemande de l’époque, la Frankfurter Zeitung, où écrivent aussi Joseph Roth et Walter Benjamin.
En 1922 se produit le grand tournant de sa vie. Un oncle vivant à Jérusalem l’invite en Palestine, où il se rend pour quelques mois. Il est immédiatement capturé par les lieux et ses habitants. Parti à la découverte d’un monde exotique, sur lequel, comme tout Européen moyen, il ne connaissait « pratiquement rien », en dehors de « quelques notions romantiques et erronées », écrira-t-il, il reste fasciné par le monde arabe, dont il découvre l’humanité, la richesse et la « pureté » : l’islam ne connaît pas le dualisme occidental entre l’homme et la nature. De cette rencontre bouleversante, il tire, en 1924, son premier ouvrage : Un Orient sans romantisme (traduit par F. Heymann aux Éditions du CNRS).
Le monde musulman a déjà attiré l’attention de nombreux orientalistes juifs, en Allemagne comme en France, qui recherchent dans l’islam les traces d’une influence hébraïque originaire. Le nationalisme allemand aime présenter les juifs comme des « Orientaux », c’est-à-dire des non-Allemands, tandis que les sionistes soulignent les racines orientales du judaïsme, dont la mission consisterait à rétablir en Palestine une communauté nationale. Weiss est certes un produit de ce bouillonnement intellectuel et politique, mais son approche sera bien différente. Il rejette le sionisme, qui lui apparaît, comme toute forme de colonialisme, frappé de préjugés sur l’« infériorité » des musulmans et aveugle face à l’évidence d’une société arabe épanouie, urbaine et largement majoritaire.
Happé par le monde musulman, il commence un long périple qui le conduit dans plusieurs capitales, du Caire à Kaboul, de Beyrouth à Damas et Bagdad, d’où il envoie ses correspondances à la Frankfurter Zeitung. Il finit par apprendre la langue arabe, étudier le Coran, se convertir à l’islam et prendre le nom de Muhammad Asad (sa femme se convertira à son tour).
La guerre le saisit dans les Indes britanniques, où il est interné, en tant que citoyen autrichien, dans un camp pour les ressortissants des pays ennemis. C’est dans ce camp qu’il apprend la nouvelle de la mort de son père et de sa soeur, déportés à Auschwitz. À sa libération, il s’installe à Lahore, où il devient un des pères fondateurs du Pakistan. Au moment de la partition avec l’Inde, il participe à l’élaboration des bases constitutionnelles du pays, dont il préconise, contre l’avis de Muhammad Ali Jinnah, qui voudrait bâtir un État laïque, la stricte conformité aux principes de la charia. Il commence alors une nouvelle carrière d’homme d’État qui le conduit à New York, où il est ambassadeur du Pakistan à l’ONU, en 1952, et aussi de théologien, auteur de plusieurs ouvrages sur l’islam et d’une traduction anglaise du Coran qui sera publiée, à partir de 1960, grâce au soutien du roi Faysal d’Arabie saoudite.
Retraçant cet itinéraire tout à fait extraordinaire, Florence Heymann nous donne une clef pour interpréter la figure de Weiss-Asad. Elle le définit à juste titre comme un « transfuge », une sorte de passeur des frontières culturelles « déterritorialisé ». Le cas d’Asad correspond à la figure du « renégat » brossée par Simmel pour définir les janissaires, les hauts fonctionnaires de l’empire turc d’origine chrétienne et convertis à l’islam. Cette notion n’implique, sous la plume de Simmel, aucune condamnation morale, mais souligne seulement la profondeur d’une rupture avec ses origines.
Une rupture qui ne concerne pas seulement le judaïsme (le concept de « haine de soi » s’adapte mal au cas de Weiss) mais l’Occident dans son ensemble. Dès 1926, Weiss se sentait déjà totalement « étranger » à l’Europe. À la fin de sa vie, Asad critiquait la révolution islamique iranienne et défendait les droits des femmes musulmanes, en critiquant comme anti-islamique l’idée du port obligatoire du voile. Décidément, Leopold Weiss-Muhammad Asad fut une figure étrange, complexe et fort intéressante. Merci à Florence Heymann de nous l’avoir présentée dans un ouvrage passionnant.
Enzo Traverso
Source: humanite.presse.fr
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